jeudi 21 mai 2009

Le monde de Vérité

Il faudra peut-être quelques siècles pour l’Occident, avec tout son développement extérieur, avant que la jonction entre les deux mondes puisse se faire. Et pourtant ces deux mondes – le monde physique et le monde de la Vérité – ne sont pas loin l’un de l’autre. Ils sont comme superposés. Le monde de la Vérité est là, tout contre, comme en doublure de l’autre.Peu avant le 15 août, j’ai eu une expérience unique qui éclaire tout cela.

La lumière supramentale est entrée dans mon corps directement, sans passer par les êtres intérieurs. C’était la première fois. C’est entré par les pieds (une couleur rouge et or, merveilleuse, chaude, intense) et ça montait, montait. Et à mesure que cela montait, la fièvre montait aussi parce que le corps n’était pas habitué à cette intensité.

Quand toute cette lumière est venue vers la tête, j’ai cru que j’allais éclater et qu’il fallait arrêter l’expérience. Alors très clairement, j’ai reçu l’indication de faire descendre le Calme, la Paix, élargir toute cette conscience corporelle, toutes ces cellules pour qu’elles puissent contenir la lumière supramentale. J’ai élargi: en même temps que la lumière montait, je faisais descendre l’ampleur, la paix inébranlable. Et tout à coup, il y a eu une seconde d’évanouissement.

Je me suis retrouvée dans un autre monde, mais pas loin (je n’étais pas en transe complète). C’était un monde presque aussi substantiel que le monde physique. Il y avait des chambres – la chambre de Sri Aurobindo avec le lit où il se repose – et il vivait là, il était là tout le temps: c’était sa demeure. Il y avait même ma chambre, avec un grand miroir comme celui que j’ai ici, des peignes, toutes sortes de choses.

Et ces objets étaient d’une substantialité presque aussi dense que dans le monde physique, mais ils portaient leur propre lumière. Ce n’était pas translucide, pas transparent, pas rayonnant, mais lumineux en soi. Les objets, la matière des chambres, n’avaient pas cette opacité des objets physiques, ce n’était pas sec et dur comme dans le monde physique.

Et Sri Aurobindo était là, avec une majesté, une beauté magnifique. Il avait tous ses beaux cheveux d’autrefois. Tout cela était si concret, si substantiel (on lui servait même une sorte de nourriture). Je suis restée là une heure (j’avais regardé ma montre avant et je l’ai regardée après). J’ai parlé à Sri Aurobindo, car j’avais des questions importantes à lui poser sur la façon dont certaines choses doivent se réaliser. Il n’a rien dit. Il m’écoutait tranquille et me regardait comme si toutes mes paroles étaient inutiles: il comprenait tout, tout de suite.

Et il m’a répondu par un geste et deux expressions du visage. Un geste inattendu qui ne correspondait pas du tout à une pensée de moi: par exemple, il s’est emparé de trois peignes qui étaient là près du miroir (des peignes comme j’en ai ici mais plus grands) et il s’en est coiffé; il a planté un peigne au milieu de sa tête et les deux autres de chaque côté, comme pour ramener tous ses cheveux sur les tempes. Il était littéralement coiffé de ces trois peignes qui lui faisaient une sorte de couronne. Et j’ai compris tout de suite qu’il voulait dire par là qu’il adoptait ma conception: «Tu vois, je prends ta conception des choses, et je m’en coiffe; c’est ma volonté.» Bref, je suis restée là une heure.

Et quand je me suis réveillée, je n’ai pas eu comme d’habitude cette sensation de revenir de loin et qu’il fallait rentrer dans mon corps. Non, c’est simplement comme si j’étais dans cet autre monde, puis j’ai fait un pas en arrière et je me suis retrouvée ici. Il m’a fallu une bonne demi-heure pour comprendre que ce monde-ci existait autant que l’autre, que je n’étais plus de l’autre côté mais ici, dans le monde du mensonge. J’avais tout oublié: les gens, les choses, ce que j’avais à faire; tout était parti, comme si cela n’avait aucune réalité.

N’est-ce pas, ce monde de Vérité, ce n’est pas comme s’il fallait le créer de toutes pièces: il est tout prêt, il est là, comme en doublure du nôtre. Tout est là, tout est là. Deux jours complets je suis restée là-dedans, deux jours d’une félicité absolue. Et Sri Aurobindo était tout le temps avec moi, tout le temps: quand je marchais, il marchait avec moi; quand je m’asseyais, il était assis près de moi. Le jour du 15 août aussi il est resté là constamment pendant le darshan. Mais qui s’en est aperçu? Quelques-uns – un, deux – ont senti quelque chose, mais qui a vu ? – Personne.

Et j’ai montré tout ce monde à Sri Aurobindo, tout ce champ de travail, en lui demandant quand cet autre monde, le vrai qui est là tout près, viendrait prendre la place de notre monde du mensonge. Not ready. C’est tout ce qu’il a répondu. «Pas prêt.» Sri Aurobindo m’a donné deux jours comme cela: une béatitude complète. Au bout du deuxième jour tout de même, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas rester là, parce que le travail n’avançait pas. Le travail, c’est dans ce corps qu’il faut le faire; la réalisation, c’est ici qu’il faut l’accomplir, dans ce monde physique, autrement ce n’est pas complet. Alors je me suis retirée et je me suis remise au travail.

Et pourtant, il suffirait de peu de chose, très peu de chose pour passer de ce monde à l’autre, pour que l’autre devienne le vrai. Un petit déclic suffirait, ou plutôt un petit retournement dans l’attitude intérieure. Comment dire ?... C’est imperceptible pour la conscience ordinaire: il suffit d’un tout petit déplacement intérieur, d’un changement de qualité.

C’est comme pour ce japa: un petit changement imperceptible, et on peut passer du japa plus ou moins mécanique, plus ou moins efficace et réel, au vrai japa plein de puissance et de lumière. Je me suis même demandé si c’était cette différence que les tantriques appelaient le «pouvoir» du japa.

Par exemple, l’autre jour, j’étais malade, très enrhumée. Chaque fois que j’ouvrais la bouche, il y avait un spasme dans la gorge et je toussais, toussais. Puis la fièvre est venue. Alors j’ai regardé et j’ai vu d’où cela venait, et j’ai décidé qu’il fallait que ça cesse. Je me suis levée pour faire mon japa comme d’habitude en parcourant ma chambre de long en large. Il a fallu que j’y mette une certaine volonté. Evidemment, je pourrais faire mon japa en transe, marcher en transe tout en répétant mon japa, parce que là, on ne sent rien, rien du tout des inconvénients du corps.

Mais c’est dans le corps qu’il faut faire le travail! Je me suis donc levée et j’ai commencé à faire mon japa. Alors là, chaque mot prononcé: la Lumière, la pleine Puissance. Une puissance qui guérit tout. Je commence le japa fatiguée, malade, et j’en sors rafraîchie, reposée, guérie. Et ceux qui me disent qu’ils en sortent épuisés, contractés, vidés, c’est qu’ils ne le font pas de la vraie manière. Je comprends pourquoi certains tantriques conseillent de dire le japa avec le centre du cœur. Quand on y met un certain élan, que chaque mot est dit avec une chaleur d’aspiration, alors tout change. J’ai pu sentir cette différence en moi-même, dans mon propre japa.

En fait, quand je marche de long en large dans ma chambre, je ne me coupe pas du reste du monde – ce serait tellement plus commode !... Toutes sortes de choses viennent à moi : des suggestions, des volontés, des aspirations.

Alors automatiquement, je fais le geste d’offrande: les choses viennent à moi, presque à toucher ma tête, et je les tourne vers le haut en les offrant à la Lumière. Ça n’entre pas en moi: on peut me parler, par exemple, pendant que je dis mon japa, et j’entends très bien ce que l’on me dit, je réponds même, mais les mots restent un peu en dehors, à une certaine distance de la tête. Quelquefois pourtant, il y a des insistances, des volontés plus précises qui se présentent à moi, alors il faut que je fasse un petit travail, tout cela sans arrêter le japa.

Mais à ce moment-là, parfois, mon japa change de qualité: au lieu d’être la pleine puissance, la pleine lumière, c’est quelque chose qui a des effets, sans doute, mais des effets plus ou moins sûrs, plus ou moins longs; cela devient incertain comme toutes les choses du monde physique.

Pourtant la différence entre les deux japa est imperceptible: ce n’est pas une différence comme de dire le japa d’une façon plus ou moins mécanique et le dire consciemment, parce que même dans mon travail, je garde la pleine conscience de mon japa et je le répète en mettant le plein sens dans chaque syllabe. Et tout de même il y a une différence. L’un, c’est le japa tout-puissant; l’autre, un japa presque ordinaire... Il y a une différence dans l’attitude intérieure. Peut-être pour que le japa devienne vrai, faut-il y ajouter une sorte de joie, un élan, une chaleur d’enthousiasme – la joie surtout. Alors tout change.

Eh bien, c’est la même chose, la même différence imperceptible pour accéder dans le monde de la Vérité. D’un côté il y a le mensonge, et de l’autre, tout près, comme doublant celui-ci, la vraie vie. Et il suffit d’une petite différence dans la qualité intérieure, un petit renversement pour passer de l’autre côté, dans la Vérité et la Lumière. Il suffit peut-être seulement d’ajouter la joie. Il faudra que je regarde cela dans mon corps puisque c’est là que ça se passe, que les choses se préparent.

Cet autre monde dont tu parles, ce monde de Vérité, c’est le monde supramental ?

Ma sensation, c’est que cette vie que Sri Aurobindo a en ce moment, ce n’est pas pour lui la pleine satisfaction de la vie supramentale. Dans cet autre monde, c’était l’infini, la majesté, le calme parfait, l’éternité – tout était là. Peut-être était-ce la joie qui manquait. Bien sûr Sri Aurobindo, lui, avait la joie. Mais j’avais l’impression que ce n’était pas complet, et que c’est pour cela qu’il fallait que je continue le travail. J’ai senti que cela ne pouvait être complet que quand ce serait changé ici.

6 octobre 1959

samedi 9 mai 2009

19 mai 1959

Quand on est sur le chemin qui monte, le travail est relativement facile. J’avais déjà parcouru ce chemin au début du siècle et établi une relation constante avec le Suprême, avec Ça qui est au-delà du Personnel et des dieux et de toutes les expressions extérieures du Divin, mais aussi au-delà de l’Impersonnel Absolu. C’est quelque chose dont on ne peut pas parler: il faut en avoir l’expérience. Et c’est ça qu’il faut faire descendre dans la Matière. C’est le chemin qui descend, celui que j’ai commencé avec Sri Aurobindo; et là le travail est immense.

Jusqu’au mental et au vital, on peut encore arriver à faire descendre (et pourtant déjà au mental, Sri Aurobindo disait qu’il y faudrait des milliers de vies, à moins de pratiquer un parfait " surrender "). Avec Sri Aurobindo, nous sommes descendus au-dessous de la Matière, jusque dans le Subconscient et même dans l’Inconscient. Mais après la descente, vient la transformation, et quand on en arrive au corps, quand on veut le faire avancer d’un pas – oh! pas même un pas: un petit pas – , tout s’accroche: c’est comme si on mettait le pied sur une fourmilière...

Et pourtant la présence, l’aide de la Mère suprême est là constamment; alors on se rend compte que pour les hommes ordinaires, pareil travail est impossible, ou qu’il y faudrait des millions de vies, et qu’à vrai dire, à moins qu’on ne fasse le travail pour eux et la sâdhanâ du corps pour toute la conscience terrestre, ils ne parviendront jamais à la transformation physique, ou à une échéance si lointaine qu’il vaut mieux ne pas en parler. Mais s’ils s’ouvrent, s’ils s’abandonnent dans un " surrender " intégral, on peut faire le travail pour eux: ils n’ont qu’à laisser faire.

Le chemin est difficile. Et pourtant ce corps est plein de bonne volonté; il est plein de psychique dans chacune de ses cellules; il est comme un enfant. L’autre jour, tout spontanément il s’est écrié: «O mon Doux Seigneur, donne-moi le temps de Te réaliser!» Il ne demandait pas que cela aille plus vite, il ne demandait pas à être allégé de son travail: il demandait seulement le temps de faire le travail. «Donne-moi le temps!»

Et ce travail du corps, j’aurais pu le commencer il y a trente ans, mais j’étais prise tout le temps par cette vie harassante de l’Ashram. Il a fallu cette maladie pour que je puisse vraiment me mettre à la sâdhanâ du corps. On ne peut pas dire que j’aie perdu trente années, car il est probable qu’il y a trente ans, si je l’avais pu, ce travail aurait été prématuré. Il fallait que la conscience des autres aussi se développe – les deux progrès sont liés, le progrès individuel et le progrès collectif, on ne peut pas avancer si l’autre n’avance pas.

Et je me suis rendue compte que pour cette sâdhanâ du corps, le mantra est essentiel. Sri Aurobindo n’en donnait pas; il disait que l’on devait pouvoir faire tout le travail sans avoir besoin de recourir à des moyens extérieurs. S’il en était arrivé là où nous en sommes maintenant, il aurait vu que la méthode purement psychologique est insuffisante, et qu’il faut faire un japa, parce que seul le japa a une action directe sur le corps. Alors j’ai dû trouver toute seule la méthode, trouver seule mon mantra. Mais maintenant que les choses sont au point, j’ai fait en quelques mois dix ans de travail. C’est cela la difficulté, il faut le temps, le temps...

Et mon mantra, je le répète constamment, quand je suis éveillée et même quand je dors. Je le dis quand je fais ma toilette, quand je mange, quand je travaille, quand je parle aux autres; c’est là, par-derrière, à l’arrière-plan, tout le temps, tout le temps.

D’ailleurs, on voit tout de suite la différence entre ceux qui ont un mantra et ceux qui n’en ont pas. Chez ceux qui n’ont pas de mantra, même s’ils ont une grande habitude de la méditation ou de la concentration, cela reste comme flou autour d’eux, quelque chose de vague. Tandis que le japa donne à ceux qui le pratiquent une sorte de précision, de solidité: une armature. Ils sont comme galvanisés.